mercredi 17 janvier 2024

L'enragé- Sorj Chalandon


Nous sommes dans l'entre-deux-guerres à Belle-Ile-en-Mer. De jeunes enfants âgés de 12 à 21 ans (âge de la majorité à l'époque) sont enfermés dans une colonie pénitentiaire agricole et maritime, le site de Haute Boulogne. Une maison de redressement, un bagne qui ne disent pas leur nom. Ce ne sont pas des délinquants, mais seulement des orphelins, des vagabonds, petits voleurs d'œufs et de pain, que la société désire soustraire aux regards des "bonnes gens". Punitions, violence, viols sont les moyens utilisés pour en faire des adultes soumis qui iront garnir par la suite les bataillons de l'armée.

Un soir de 1934, c'est la gifle de trop. Les colons se révoltent, mettent le feu au centre et 55 d'entre eux passent le mur. Ils seront tous repris très vite, avec l'aide des bellilois (contre une prime de 20 francs) sauf un. Cet évadé, c'est "l'Enragé", "la Teigne" ou Jules Bonneau dont la vie nous est contée par Sorj Chalandon qui y trouve une forte résonance avec sa propre histoire d'enfant maltraité par son père.

Difficile de respirer tranquillement à la lecture de la première partie du livre qui décrit les conditions de vie de cette colonie pénitentiaire. La violence règne mais aussi la bêtise humaine, la peur, la saleté, les conditions de vie difficiles sur l'île. Jules Bonneau rêve de meurtres, les poings serrés, aucune perspective de vie meilleure. Il rencontrera pourtant des gens biens, des "justes", pêcheurs, infirmière, communistes, poète qui l'aideront. La 2ème  partie du roman se fait alors plus lumineuse et nous accompagnons l'Enragé vers la liberté et une vie qu'il aura choisie.

Mon fils m'a offert ce livre à Noël, merci à lui, il a bien choisi.

"L'enragé" de Sorj Chalandon- Editions Grasset

lundi 1 juin 2020

A Milena- Kafka 

Nous sommes en 1919. Milena Jesenkà, jeune femme d'origine tchèque, vit à Vienne avec son mari Ernst Pollak et se rend très souvent au café d'Arco, bien connu des intellectuels de l'époque. C'est là, qu'elle croise très brièvement Franz Kafka. Il lui écrira d'ailleurs un peu plus tard: "Je me rends compte que je ne parviens pas à me souvenir d'aucun détail précis de votre visage. La façon dont vous êtes sortie du café en passant entre les tables, votre silhouette, votre vêtement, cela je le vois encore". 
Milena cherche à travailler, elle donne des cours de tchèque mais effectue également quelques traductions. Elle a lu un des premiers textes de Kafka "le chauffeur" et le contacte pour lui demander s'il accepterait qu'elle le traduise. Commence alors une correspondance impressionnante, passionnée, exaltée dont la plupart des lettres provenant de Kafka ont été regroupées chronologiquement dans ce recueil. Malheureusement les lettres de Milena n'ont jamais été retrouvées.
Kafka, malade de la tuberculose commence la correspondance à Merano dans le Tyrol où il se fait soigner. Les premières lettres datent de mars 1920. "Votre Kafka",  "Très cordialement Kafka" deviennent très vite "Votre F.", puis "F" ou "Ton F" et finalement "Ton". Les lettres sont écrites dans l'urgence, avec fièvre. Plusieurs lettres par jour parfois. Entrecoupées d'attente de l'Autre: "Qu'en pensez-vous? Puis-je encore recevoir une lettre d'ici dimanche? Ce serait bien possible. mais cette soif de lettres est insensée. Est-ce qu'une seule ne suffit pas? Bien sûr, cela suffit, et pourtant on se penche loin en arrière et on boit les lettres et tout ce que l'on sait c'est qu'on veut continuer à boire"
Très affaibli, insomniaque, angoissé, Kafka apparaît ici dans toute sa complexité, ses doutes, ses interrogations, sa peur et son mal-être. "Ses allées et venues de lettres doivent cesser, Milena, elles nous rendent fous, on ne sait pas ce qu'on écrit, ni à quoi on répond, et de toute façon, on tremble. Je comprends très bien ton tchèque, j'entends aussi le rire, mais je m'enfouis dans tes lettres entre le mot et le rire, et alors je n'entends que le mot et de plus mon être c'est: la peur."
Kafka et Milena se rencontreront finalement durant 4 jours à Vienne et quelques heures dans une gare entre l'Autriche et la Tchécoslovaquie. La dernière lettre de Kafka publiée ici date du 25 décembre 1923 et est signée "Votre K.".
Un livre qui m'a donné envie d'en savoir plus sur la vie de Kafka, j'envisage par exemple de me procurer ses "Journaux"  mais également un recueil d'articles de Milena intitulé "Vivre, Lieu commun".
A Milena- Kafka.
Traduction de l'allemand et introduction par Robert Kahn. Editions "Nous"

mercredi 27 mai 2020

 K.B. Kreiz-Breizh. Voyage au coeur de la Bretagne
Hervé Bellec. Illustrations d'Alain Goutal. 
Editions Dialogues- 2017



Pendant cette période particulière de confinement-déconfinement, impossible d'aller rejoindre ma Bretagne natale. Et oui, ça commence à faire long. ça fait! même long.
Alors, en "faisant la poussière" de ma bibliothèque, je me suis attardée sur ce petit livre acheté durant mes dernières vacances: "K.B. Kreiz-Breizh. Voyage au coeur de la Bretagne". Rien qu'en prononçant le titre, en faisant bien sonner le "K", les "R" et "Z", j'y suis déjà. 
Ce livre fait partie d'une collection vraiment intéressante des éditions Dialogues. On y trouve aussi par exemple "Eclats de 14" de Jean Rouaud avec les dessins de Mathurin Méheut ou encore, mon préféré: "Enez Sun" de Louis Brigand et Didier-Marie Bihan. Un texte écrit par une personne "du coin" accompagné de plusieurs planches de dessins, aquarelles. Un joli format avec une couverture cartonnée, un bel objet à manipuler.
Hervé Bellec est un breton de Brest mais il vient du centre de la Bretagne, la lande, la bruine, le granit des Monts d'Arrée. 
Comme beaucoup, comme moi, il a voulu aller voir ailleurs: "J'essayais de me projeter, de m'envisager un futur et mes rêves m'orientaient immanquablement vers la mer, vers toutes les mers et toutes les villes et toutes les possibilités qui s'offriraient aux chances que je saurais saisir. J'échafaudais des plans d'évasion. Je sciais des barreaux." 
Mais pour l'écriture de ce livre, il retrouve son pays natal et l'arpente de long en large: "le Kreiz-Breizh n'existe pas en tant qu'entité politique ou même culturelle et pourtant demeure bel et bien un réel sentiment d'appartenance qui nous dit simplement que dès qu'on y est, on comprend qu'on y est. "  J'adore. Je sais exactement de quoi il s'agit.
Les bretons s'y retrouveront et liront avec plaisir les histoires de jeunesse de l'auteur, les samedis soirs à la boite de nuit de Carhaix mais aussi les fest-noz de la salle des fêtes de Poullaouen, les kermesses, les pardons. Mais aussi ces certains jours où le K.B. est " d'une tristesse insoutenable, d'un effroyable sentiment d'abandon, d'une solitude chronique et contagieuse, et que les nostalgiques qui y voient une quelconque mélancolie poétique, un charmant tableau champêtre et bucolique de la Bretagne d'antan se taisent à jamais. Ils ne vivraient ici pour rien au monde".
Les autres apprendront peut-être à aimer cette région de la toute pointe grâce à ce point de vue de "l'intérieur". 
Un livre qui tombe bien aujourd'hui, qui m'a fait du bien.

dimanche 3 mai 2020

Les portes de Damas- Lieve Joris


J'ai fait la connaissance de Lieve Joris grâce à une émission de radio "L'heure bleue", animée par Laure Adler en juin 2019. Elle venait y présenter son nouveau livre "Fonny". Ma librairie préférée ne disposant pas de cet ouvrage, j'ai fait l'acquisition de "Les portes de Damas", paru en 1995 chez Actes Sud qui m'a donc sagement attendu dans ma bibliothèque pendant presque un an. Je n'ai pas regretté de l'y avoir sorti!

Lieve Joris, qui vit habituellement à Amsterdam, séjourne pendant plusieurs mois chez son amie Hala, une jeune femme élevant seule sa petite fille Asma dans un quartier populaire de Damas. Nous sommes juste après la première guerre du Golfe, sous le régime dictatorial de Hafez el-Assad (le père de Bachar el-Assad). Le mari de Hala est un prisonnier politique, enfermé depuis plus de 10 ans pour ses idées de gauche qu'il continue d'affirmer.
Grâce à l'auteure, il nous est permis d'accéder à la vie des damasciens, de l'intérieur, dans son quotidien difficile: les coupures d'électricité, le manque de mazout en hiver, le poids de la famille et de la tradition, la corruption  mais surtout la surveillance permanente des mukhabarat, appartenant au service de sécurité et d'espionnage du régime. Impossible d'exprimer ouvertement ses idées lors de conversations dans la rue, les magasins, les cafés. La maison et la famille deviennent alors un cocon où l'on se réfugie mais qui endort progressivement tout espoir et intentions de changements, de rébellion. On se soumet.
Lieve Joris fait malgré tout quelques escapades à l'extérieur de Damas: une randonnée dans le désert avec un groupe de chrétiens, elle nous fait aussi partager les beautés d'Alep, Palmyre.... Il n'y a pas si longtemps, tout était encore là.
Les échanges avec Hala ne sont parfois pas faciles, Lieve Joris essaie de comprendre la situation politique, d'exprimer ses idées mais se retient aussi très souvent pour ne pas se disputer avec son amie et son entourage. Pas facile de démêler les fils de l'histoire: les Frères musulmans, les alaouites, les sunnites, les idées de gauche, anti-occidentales, anti-sionistes, les habitants d'Alep, de Damas... mais finalement la fierté d'être syrien. Ce récit nous fait entendre de nombreuses voix de la Syrie et nous permet de mieux comprendre les événements qui ont conduit au désastre actuel.
Un livre passionnant!


dimanche 19 avril 2020

Quoi de neuf sur la guerre? - Robert Bober

Avant de parler de ce livre "Quoi de neuf sur la guerre?", il me paraît nécessaire de présenter rapidement l'auteur. Il a plusieurs vies! passionnantes et riches.
Robert Bober naît à Berlin en 1931 de parents juifs. Ils se réfugient en 1933 en France, échappent de peu à la rafle du Vélodrome d'Hiver. De sa vie pendant cette période, nous avons peu d'informations mais nous savons qu'après la guerre, il suit une formation de tailleur et en fera sa profession pendant plusieurs années. Puis, les hasards de l'existence font qu'il rencontre François Truffaut et devienne son assistant lors du tournage des "400 cents coups". Démarre alors pour lui une toute autre vie, il devient réalisateur de documentaires (collaborant notamment avec Pierre Dumayet), écrivain. Son amitié avec Georges Perec est également déterminante. Que de rencontres!
Son expérience de tailleur et son travail ont sûrement été source d'inspiration de ce petit livre "Quoi de neuf sur la guerre?". Nous sommes dans un petit atelier parisien de confection, juste après la guerre. Nous faisons la connaissance de Mr Albert, le patron, de sa femme et de ses 2 enfants. Il y a aussi Léon, le presseur, les mécaniciens Charles et Maurice et les finisseuses Mme Paulette, Mme Andrée et Jacqueline. Tout est douceur et mélancolie dans cet atelier, chacun revient de la guerre avec ses blessures, ses peines, ses déceptions. Mais tout est aussi discrétion et délicatesse. C'est seulement petit à petit que nous apprenons les douleurs mais aussi l'aspiration au bonheur, aux changements de vies des membres de cette petite communauté. Un livre qui se lit très vite, un livre à lire.

"Quoi de neuf sur la guerre" de Robert Bober. POL éditeur en 1993. Lu dans la collection Folio- 249 pages. Prix du livre Inter en 1994.

samedi 15 janvier 2011

Sur l'attente...

"J’ai vu la plaine, pendant l’été, attendre ; attendre un peu de pluie. La poussière des routes était devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n’était plus un désir ; c’était une appréhension. La terre se gerçait de sécheresse comme pour plus d’accueil de l’eau. Les parfums des fleurs de la lande devenaient presque intolérables. Sous le soleil tout se pâmait. Nous allions chaque après-midi nous reposer sous la terrasse, abrités un peu de l’extraordinaire éclat du jour. C’était le temps où les arbres à cônes, chargés de pollen, agitent aisément leurs branches pour répandre au loin leur fécondation. Le ciel s’était chargé d’orage et toute la nature attendait. L’instant était d’une solennité trop oppressante, car tous les oiseaux s’étaient tus. Il monta de la terre un souffle si brûlant que l’on sentit tout défaillir ; le pollen des conifères sortit comme une fumée d’or des branches.- Puis il plut."
In Les nourritures terrestres, p82
André Gide
Univers des Lettres/Bordas 1971
255 pages

dimanche 29 août 2010

Trois femmes puissantes - Marie Ndiaye

Premier roman, premier texte de Marie Ndiaye que je lis. J'ai abordé sa lecture avec un peu de méfiance. Beaucoup d'éloges après son Prix Goncourt 2009 mais cependant un bruit de fond conséquent concernant la difficulté à rentrer dans ses histoires, la lourdeur du style, l'apport d'éléments fantastiques dans le récit....
J'ai pourtant été immédiatement et totalement emportée par l'auteure dès les premières pages de son roman. Le premier récit, qui concerne Norah, est de loin mon préféré. Je le qualifierais même de petit bijou. Il s'agit d'un texte très riche, extrêmement bien écrit, complexe tout en étant accessible. Alors que je craignais l'apport d'éléments fantastiques dans le texte, c'est justement ce qui m'a vraiment séduite ici.

La première femme puissante est Norah. Elle est avocate à Paris. Elle débarque dans la maison de son père, à Dakar. Celui-ci a réussi à la faire venir sans lui donner de réelles explications. Ils ne se sont pourtant pas vus depuis très longtemps. L'homme a bien changé, a perdu de sa Superbe mais affiche tout de même toujours le même mépris envers sa fille. Ce séjour au Sénégal va forcer Norah à se retourner sur son passé, sur les difficultés de sa jeunesse mais il sera aussi l'occasion pour la jeune femme de s'interroger sur sa vie actuelle, sa liaison avec son nouvel ami Jakob, sa relation avec sa fille. Tout va changer.
La deuxième femme puissante est Fanta. Nous apprenons à la connaître uniquement par l'intermédiaire de son mari Rudy, que nous suivons au cours d'une journée interminable sous une chaleur suffocante. Il va ressasser sans répit, avec obsession, les objets d'une dispute qu'il a eu avec Fanta le matin même. Ce récit m'a paru plus complexe que le précédent. L'auteure a tellement bien réussi à nous communiquer le mal-être de Rudy, sa culpabilité, "ses pensées mesquines et envieuses" que finalement nous plongeons dans une ambiance très malsaine, dans un tel malaise qu'il n'est pas aisé de s'en débarrasser. A ne pas lire dans toutes circonstances de la vie, donc.
La troisième femme puissante est Khady, Khady Demba. Nous sommes de nouveau au Sénégal. Après la mort de son mari, la jeune femme se retrouve seule et vient se réfugier dans sa belle famille qui cherche très vite à s'en débarrasser. Elle est alors forcée à quitter le pays et essaie de rejoindre la France. Elle aura le destin le plus tragique des 3 femmes.
Peu de liens entre les 3 récits mais beaucoup de points communs entre les personnages. Ils ressassent constamment des évènements de leur passé, leur incapacité à exprimer leur amour pour leurs proches, ils culpabilisent sans cesse.
Ces femmes sont puissantes, il me semble, par leur capacité à rester silencieuse, dénuer de sentiments, à s'extraire du réel, à porter un masque, à plonger dans leurs rêves.

"Sans cesser de travailler, elle glissait dans un état de stupeur mentale qui l'empêchait de comprendre ce qui se disait autour d'elle. Elle se sentait alors presque bien. Elle avait l'impression de dormir d'un sommeil blanc, léger, dépourvu de joie comme d'angoisse" p253
Un livre que j'ai donc vraiment apprécié et une romancière vers laquelle je reviendrai certainement!
"Trois femmes puissantes" de Marie Ndiaye
Editions Gallimard 2009- 317 pages